dimanche 17 mars 2013

Repenser le pouvoir dans un monde globalisé

Pour Ulrich Beck, dans la « société du risque mondial », l’économie a pris un pouvoir considérable par rapport à l’État, mais, à long terme, un État cosmopolite pourrait émerger, réconciliant les perdants et les gagnants de la mondialisation...

 

Ulrich BECK est professeur de sociologie à l’université de Munich.


L’économie mondiale représente une sorte de métapuissance par rapport à l’État ; elle peut changer les règles nationales et internationales. L’économie s’est échappée de la cage des conflits de puissance territorialisés et nationaux, pour acquérir de nouveaux pouvoirs dans l’espace numérique. C’est comme changer les règles en plein milieu d’une partie d’échecs. Le pion (l’économie) devient soudain un cavalier (grâce aux nouvelles possibilités que lui offrent les technologies de l’information), et il peut maintenant faire échec et mat au roi : l’État. Mais peut-être le roi peut-il, lui aussi, faire échec au cavalier de l’économie en employant de nouvelles méthodes...

La métapuissance de l’économie mondiale

D’où les nouvelles stratégies du capitalisme tirent-elles leur métapuissance ? C’est exactement l’inverse de la théorie classique du pouvoir : la menace n’est plus l’invasion, mais bien la non-invasion (ou le retrait) des investisseurs. Il n’y a qu’une chose qui soit pire que d’être envahi par des ultinationales : ne pas être envahi par des multinationales.
Si le pouvoir des États (selon les raisonnements nationaux) s’accroît par les conquêtes territoriales, celui des puissances de l’économie globale s’accroît à partir du moment où elles deviennent extraterritoriales. Le pouvoir de l’État n’est donc pas remis en cause par celui d’un autre État, par la menace ou la conquête militaire, mais bien de manière déterritorialisée, externe, par le biais des échanges transnationaux et d’activités situées dans l’espace numérique. Ce concept de déterritorialisation inverse la compréhension traditionnelle du pouvoir, de la violence et de l’autorité.
Ce n’est plus l’impérialisme, mais le non-impérialisme, ce n’est plus l’invasion, mais le retrait qui constituent le coeur du pouvoir économique global. La puissance déterritorialisée de l’entreprise n’a besoin de la politique ni pour être obtenue, ni pour être légitimée. Son implémentation contourne les institutions des démocraties développées comme les parlements et les tribunaux. La menace non violente, invisible, délibérée du retrait ou de l’inaction n’est pas conditionnée par le consentement. Le métapouvoir n’est ni illégal, ni illégitime ; il est translégal, et il modifie les règles des systèmes nationaux et internationaux.
Le pouvoir de ne pas investir existe partout. La globalisation n’est pas un choix. Personne ne l’oblige. Personne ne la dirige, personne ne l’a lancée, et personne ne peut l’arrêter. C’est une sorte d’irresponsabilité organisée. On cherche sans cesse un responsable, quelqu’un auprès de qui se plaindre. Mais il n’y a personne au bout du fil, pas d’adresse e-mail. Plus la domination du discours sur la globalisation s’étend, plus les stratégies du capitalisme se renforcent. Mais cela ne signifie pas pour autant que les PDG dirigent le monde. Il faut souligner que le métapouvoir de retirer ses investissements ne dépend pas de nouveaux dirigeants avec des idéaux politiques. La « politique » n’est qu’un effet secondaire, un accident. L’investissement n’est ni politique, ni apolitique. Il représente une sorte de sous-politique globale.

Politique et économie sans frontière

La frontière entre la politique et l’économie est en train de disparaître : sa place est négociée âprement, elle est redessinée et redéfinie. Pour prendre un exemple : le monopole de l’État sur la législation subit les assauts d’une sorte de privatisation. Des changements législatifs sontà l’ordre du jour dans les sociétés capitalistes avancées comme dans les anciens États communistes, et dans les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Toutes ces sociétés modifient leurs normes légales et leurs institutions sous l’impulsion du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale.
De nouveaux acteurs (cabinets d’avocats d’affaires, corps d’arbitrage, institutions internationales, ONG) contribuent à diversifier les formes de régulation, les processus de création de règles, et à la prolifération des méthodes d’interprétation et d’application des normes et des standards. En réalité, la loi est à la fois privatisée et transnationalisée. Les droits de propriété intellectuelle, les brevets, les lois sur l’environnement et les droits de l’homme sont les domaines clés où les frontières entre les contextes nationaux et transnationaux s’effacent, voire disparaissent complètement.
Les entreprises et les organisations transnationales deviennent de quasi-États privés. Ils prennent des décisions engageant la collectivité, tout en devenant des décideurs fictifs, des organismes virtuels. Les entreprises anciennesétaient régulées par les principes du marché et la hiérarchie ; leur pouvoir et leurs décisions étaient déterminés par l’économie et étaient limités, ce qui leur épargnait de devoir les légitimer.
Mais aujourd’hui, les entreprises sont de quasi-États et elles doivent aussi prendre des décisions politiques ; dans le même temps, elles sont fondamentalement dépendantes de la négociation et de la confiance, et ont donc profondément besoin de légitimité.
Aux défis de ce que j’appelle la « société du risque mondial », ni la dérégulation, ni la libéralisation, ni les privatisations ne sont capables de remédier. En réalité, le régime libéral fait empirer ces risques. Sans impôts, pas d’infrastructures. Sans impôts, pas d’éducation, pas de soins médicaux abordables. Sans impôts, il n’y a pas d’espace public. Et sans espace public, il n’y a pas de légitimité. Sans légitimité, il n’y a pas de gestion des conflits, et pas de sécurité. Pour boucler la boucle : sans place publique pour réguler (c’est-àdire gérer publiquement et sans violence) les conflits, tant nationalement que globalement, il n’y aura pas d’économie.

Un État ajusté au marché global

C’est le paradoxe central de la vision néolibérale de l’État et de la politique. Elle tend vers l’image idéale d’un État minimal, dont les responsabilités et l’autonomie sont réduites à la mise en application des normes économiques globales. L’État, « ajusté au marché global », doit être facilement remplaçable et complètement échangeable ; il doit être en concurrence avec le plus grand nombre possible d’États similaires ; il doit avoir internalisé le régime néolibéral dans ses institutions.
Déréguler le marché et privatiser les propriétés publiques n’aboutira pas à un État faible. La perspective est celle d’un État plus fort, par exemple dans le domaine de la surveillance et de la répression. C’est un État qui réduit petit à petit l’habeas corpus et les jurys populaires, augmente les peines de prison, la surveillance des frontières, et doit s’attendre à voir surgir le terrorisme comme arme des faibles. Les règles juridiques adaptées à une économie globale doivent être autorisées par les États et défendues contre la résistance sociale. Avant tout, un tel État doit être certain que la mobilité des capitaux reste très supérieure à la mobilité du travail.
Autre paradoxe important : la globalisation oblige à renforcer les frontières et leur contrôle. Ces nouvelles frontières ne fonctionnent pas comme les anciennes. Elles ressemblent à du gruyère : elles laissent place à l’incertitude, à cause des flux d’informations, de capitaux, de personnes. L’État doit tout de même avoir un territoire défini sur lequel exercer son pouvoir réel, parce qu’il doit être en position de convaincre ses propres citoyens d’accepter les règles transnationales. De fait, les États doivent même pouvoir légitimer a posteriori des décisions souvent prises de manière complètement anti-démocratique, et qui sapent le pouvoir des politiques nationales. Pour aboutir à une restructuration néolibérale du monde, le pouvoir de l’État doit donc simultanément être minimisé et maximisé.

Les entreprises peuvent affaiblir les États

Les gouvernements, les partis et les États ont des difficultés à exploiter le paradoxe décrit ci-dessus pour revitaliser la politique démocratique. Les entreprises ont l’avantage de la mobilité et d’un réseau global, et elles peuvent donc affaiblir les États en les montant les uns contre les autres. Cette expansion des règles translégales fonctionne d’autant mieux que les perspectives nationales continuent de dominer dans les visions des personnes et des États. Ce qu’on peut appeler le nationalisme méthodologique de la vie, de la politique (et même de la recherche) quotidiennes ne fait que renforcer le pouvoir des grandes entreprises. Les rivalités nationales empêchent les dirigeants de découvrir la puissance de la coopération entre les États et de lui donner une forme institutionnelle. En d’autres termes, l’obsession des nations pour la politique intérieure scie la branche sur laquelle elle est assise.
Les réponses politiques à la géographie économique globale naissante peuvent être apportées par ce que j’appelle la déspatialisation de l’État, de la politique et de l’identité. Qu’est-ce que cela signifie ? Les gouvernements agissent en réalité dans un espace transnational dès le moment où ils négocient des accords internationaux, ou (comme, par exemple, l’Union européenne) lorsqu’ils s’allient pour créer un espace de « souveraineté partagée, interactive et coopérative ». Mais cette stratégie a un prix. Dans les conditions actuelles de la globalisationéconomique, les États sont piégés par leur nationalité. S’ils s’en tiennent au postulat de la souveraineté de la politique des États-nations, ils renforcent la mise en concurrence des pays par les investissements, et augmentent les risques de création de monopoles sur le marché mondial, qui affaiblit à son tour la position des acteurs étatiques. Si, au contraire, ils réduisent la concurrence entre les États en s’associant et en s’imposant de renforcer leur position vis-àvis de l’économie globale, ils augmentent leur souveraineté nationale. L’étroitesse nationale de l’État est un frein à l’inventivité transnationale. Les gouvernements doivent donc abandonner leur indépendance et se lier les uns aux autres à travers des accords de coopération pour pouvoir régler avec succès les problèmes centraux de leurs pays.

Distinguer autonomie et souveraineté

Pour sortir du piège des nationalités tant en pensée qu’en action, il faut distinguer l’autonomie de la souveraineté. C’est une idée centrale pour les sciences sociales cosmopolites : il n’y a pas de contradiction entre une réduction de l’autonomie nationale et une augmentation de la souveraineté nationale. Le processus de globalisation s’accompagne d’un glissement de l’autonomie fondée sur l’exclusion nationale vers une souveraineté fondée sur l’inclusion transnationale. La logique du jeu à somme nulle perd de sa puissance de conviction. La nouvelle politique commencera en « passant le mur du son national ».
À partir de ce point, comment l’idée d’État peut-elle s’ouvrir aux défis de la transnationalisation, aux défis de la « société du risque mondial » ? On peut reformuler la question ainsi : qui empêchera le prochain holocauste ? La réponse que j’essaie d’apporter est peut-être l’État cosmopolite, qui serait fondé sur le principe de l’indifférence nationale. Tout comme la paix de Westphalie a mis fin aux guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles en séparant État et religion, les conflits du XXe et du XXIe siècle pourraient être empêchés en séparant l’État de la nation. Seuls les États laïques permettent de pratiquer plusieurs religions, et seul un État cosmopolite pourrait garantir la coexistence des identités nationales. Freiner la théologie nationaliste devrait permettre de redéfinir le champ et les cadres de la politique, tout comme ce fut le cas du christianisme au début de l’époque moderne en Europe.

La voie du cosmopolitisme

Que signifie donc cette vieille épithète de « cosmopolite », qui commence à retrouver de son lustre ? Le cosmopolitisme est le nouveau concept englobant la globalisation de la politique, de l’identité et de la société. Le nationalisme pense en termes de distinctions et de loyautés exclusives. Le cosmopolitisme pense en termes de distinctions et de loyautés inclusives (citoyens de deux mondes, le cosmos et la polis). Il est donc possible d’avoir des racines et des ailes, d’avoir de nouvelles filiations sans renoncer à ses origines. L’adjectif « national » présuppose une autodétermination. La question du cosmopolitisme est : l’autodétermination, très bien, mais contre qui ? De quels choix disposent les victimes de l’autodétermination ? Comment pouvons-nous coexister, à la fois égaux et différents ? Comment pouvons-nous éviter de choisir entre vivre ensemble en abandonnant nos différences et vivre séparés dans des communautés homogènes qui ne communiquent que par le marché et la violence ? Seul un État post-national, plurinational, indifférent et tolérant envers toutes les nationalités est en mesure de dépasser cette alternative. L’altérité des nations doit être présente, reconnue ; elle doit pouvoir s’exprimer, aussi bien culturellement que politiquement.
Je vois aujourd’hui l’Europe comme une structure quasi étatique transnationale, cosmopolite, qui tire précisément sa force politique de l’affirmation et de l’affaiblissement de la diversité nationale européenne. L’Europe en tant qu’État cosmopolite peut coopérer pour domestiquer la globalisation économique et garantir l’altérité de l’autre : voilà une utopie réaliste.

Les grandes caractéristiques d'un État cosmopolite

L’idée d’un État cosmopolite est-elle transposable dans d’autres régions du monde ? L’architecture d’un État fédéral cosmopolite pourrait permettre de sortir de cette fausse alternative, en particulier dans les régions où les conflits ethnico-nationaux sont fréquents (on pense par exemple au conflit entre Israéliens et Palestiniens), ou dans celles où des annexions ont lieu (Hong Kong) ou menacent (Taïwan). Au Moyen-Orient, cela nécessiterait que les Israéliens réimportent leur propre tradition cosmopolite, la conscience de la diaspora.
Les ennemis du cosmopolitisme sont faciles à identifier et apparemment tout-puissants, mais qui pourrait devenir l’agent de la transformation cosmopolite ? Le capitalisme peut-il devenir un facteur de renouveau de la démocratie par le cosmopolitisme ? Je sais que cette idée retournerait totalement la perspective de l’internationale socialiste. Pourtant, est-il possible de faire de la sous-politique des investissements un instrument de pouvoir visant à la fois à établir des règles globales pour dompter le capitalisme « sauvage », et à forcer les États-nations à s’ouvrir au cosmopolitisme ? Ou bien cette idée ne fait-elle que susciter de faux espoirs, encore une fois ?
Rien n’est plus risqué que d’essayer de prédire l’avenir. Mais qui s’intéresse à la montée en puissance de l’économie globale peut faire des pronostics à court et à long termes. À court terme, les forces du protectionnisme triompheront peut-être, grâce à un mélange de nationalisme, d’anticapitalisme, d’écologie, de défense des démocraties nationales, de xénophobie et de fondamentalisme religieux.
À long terme, pourtant, il pourrait se créer une coalition encore plus paradoxale entre les « perdants » de la globalisation (les syndicats, les écologistes, les démocrates) et les « vainqueurs » (les grandes entreprises, les marchés financiers, les organismes régulateurs mondiaux), qui aboutirait à un renouvellement de la chose politique – si tant est que les deux parties sachent reconnaître leur intérêt et comprennent que le cosmopolitisme sera le mieux à même de les servir. Alors les défenseurs des travailleurs, les écologistes et les partisans de la démocratie soutiendront un système législatif cosmopolite, et les entreprises multinationales le feront aussi car, au bout du compte, elles ne peuvent prospérer que dans un cadre qui leur garantit, à elles et aux autres, une sécurité légale, politique et sociale.
La seule manière de rendre cette vision du cosmopolitisme possible, comme Emmanuel Kant nous l’a appris voilà bientôt deux siècles, est de continuer à agir « comme si » elle était possible. Permettez-moi de conclure par une citation de George Bernard Shaw : « L’homme raisonnable s’adapte au monde ; l’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui même. Tout progrès dépend donc des hommes déraisonnables. »

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